CHAPITRE 11

Nous n’entendîmes pas l’explosion, ce qui était une bonne chose, car certains d’entre nous auraient probablement été assez inquiets pour aller aux nouvelles. Lorsqu’une détonation violente survient en juxtaposition avec l’absence de Ramsès, on pense tout naturellement qu’il y est pour quelque chose. Ainsi que Nefret me l’apprit par la suite, il rentra vers trois heures du matin. Sa tentative pour se déshabiller sans la réveiller échoua, et lorsqu’elle alluma une lampe le spectacle qu’il offrait faillit la lui faire lâcher. Son smoking était en lambeaux – déchiré, maculé de sang, de cendres et d’autres matières qu’il est préférable de ne pas mentionner, et ses mains étaient, pour citer Nefret, dans un état abominable. Nous n’apprîmes l’affaire qu’au cours du petit déjeuner.

— Je n’étais pas blessé et Sethos n’avait rien, déclara Ramsès en essayant de tenir fermement sa fourchette. Nous nous trouvions à huit cents mètres de distance lorsque l’explosion s’est produite. Je me suis légèrement entaillé les mains en dégageant des gens des décombres. Bon sang, Nefret, je n’ai pas besoin de tous ces pansements. Il faut toujours que tu…

— Que s’est-il passé ?

Ma voix était, peut-être, un peu trop forte.

Ramsès prit une saucisse avec ses doigts.

— Ils ont essayé de faire sauter la gare, au moment où l’express du Caire arrivait. Dieu merci, ils n’ont pas fait du bon boulot. La voie ferrée n’a pas été endommagée, et une partie seulement de la gare a été détruite. Un homme a été tué et une demi-douzaine d’autres ont été blessés – tous des Égyptiens. La salle d’attente pour les Européens et le quai sont intacts.

— « Ils », dit Emerson. Qui a fait ça ?

Ramsès mâchait un bout de saucisse. Il haussa les épaules.

— Ces imbéciles se soulèvent, dit David en grimaçant. Pauvres fous !

Ramsès avala sa saucisse.

— C’est une hypothèse. Les émeutes au printemps dernier comportaient des actes de sabotage similaires.

— Crénom ! grommela Emerson en sortant sa pipe.

— Ne saupoudrez pas vos œufs de tabac, Emerson, ordonnai-je.

— J’ai terminé, répliqua Emerson en répandant du tabac sur les restes de son petit déjeuner et sur la zone environnante. Je suppose que nous pouvons nous attendre que l’on envoie des troupes du Caire. Que c’est agaçant ! David, il serait peut-être judicieux que vous… euh… que vous vous fassiez discret quelque temps.

Les lèvres finement dessinées de David se contractèrent.

— Je ne m’enfuirai pas, monsieur. Je ne suis pour rien dans cette affaire, et ils ne peuvent pas prouver le contraire.

— Les militaires n’ont pas besoin de preuves, marmonna Emerson.

— Bien sûr que si ! fit Ramsès avec véhémence. David est citoyen britannique, et certains des personnages les plus importants du gouvernement se porteront garants de lui.

— Ainsi que moi, dit Sethos en prenant une pose dans l’embrasure de la porte. Suis-je en retard pour le petit déjeuner, Fatima ?

— Vous ne pouvez donc pas entrer quelque part sans en faire une production théâtrale ? m’enquis-je.

— C’est une habitude chez moi, expliqua Sethos.

— Montrez-moi vos mains.

Il les tendit.

— Sont-elles suffisamment propres ?

— Vous avez dégagé des blessés, vous aussi, dis-je en examinant les ongles cassés, les doigts égratignés et les paumes écorchées. Venez avec moi à la clinique et je…

— Bien sûr que j’ai dégagé des blessés. Vous pensiez peut-être que j’étais resté les bras croisés pendant que Ramsès avait un comportement héroïque ?

Ramsès émit un son qui ressemblait à une version plus douce des grognements de son père.

— Nous avons été tous les deux extrêmement héroïques, dit Sethos avec calme. Ne vous inquiétez pas, Amelia, j’ai nettoyé ces blessures avec la moitié d’une bouteille de whisky… et même avec un peu d’eau et du savon.

Il prit une chaise à côté de Maryam et Fatima s’empressa de mettre un couvert à son intention.

— Est-ce que vous allez bien, monsieur ?

Maryam tourna vers lui son joli visage marqué par l’inquiétude.

— Je vais très bien. Pourquoi vous échauffez-vous tous de la sorte ? C’était un incident isolé, et pour le moment la cause est inconnue. J’ai télégraphié au Caire à cet effet à la première heure ce matin. À moins qu’il ne se produise autre chose, je pense qu’ils seront ravis de me confier l’enquête, à moi et à la police.

— Je l’espère. Sincèrement, déclarai-je, en ce moment je n’ai que faire d’émeutes et d’insurrections, et cette explosion ne peut pas avoir le moindre rapport avec nos autres problèmes.

— Notre problème, me reprit Sethos. Il y a une cause commune et, la nuit dernière, Ramsès et moi… Oh, merci, Fatima. Cela semble délicieux. La nuit dernière, nous avons découvert l’un des liens. Vous le leur avez dit, Ramsès ?

— Je n’en ai pas eu l’opportunité, répondit Ramsès d’un ton cassant. C’est votre découverte, de toute façon.

Je dois avouer, dans les pages de ce journal intime, que ma première réaction au récit de Sethos fut du dépit. J’aurais dû y penser moi-même. « Cherchez la femme* » n’est-il pas un adage de prédilection ? Il ne compte pas parmi mes favoris, cependant, et, dans une affaire de strangulation supposée, une femme ne vous vient pas immédiatement à l’esprit.

— Bien joué, concédai-je. Toutefois, si je puis me permettre, certaines de vos conclusions reposent sur une extrapolation non corroborée. Je ne… Je vous demande pardon, Emerson ? Ai-je entendu une allusion à des marmites et à des casseroles ?

— Jamais je n’énoncerais un aphorisme aussi banal, Peabody.

— Humm. Ainsi que je m’apprêtais à le dire, je ne pense pas que cela nous mène bien loin. Nous avions posé en postulat un gang, n’est-ce pas ?

— Mais maintenant nous avons… (Surprenant mon regard, Ramsès modifia sa déclaration.) Nous pouvons raisonnablement supposer que les apparitions d’Hathor entrent en ligne de compte dans le plan d’ensemble que nous avons essayé d’établir. Une femme est impliquée dans cette affaire.

— Une femme jeune et très belle, murmura Nefret.

— Tout à fait, dit Ramsès en détachant d’un coup de dents un autre morceau de saucisse.

— Mais quel était le but de ces apparitions ridicules ? m’écriai-je avec exaspération. Et qui donc est cette femme ?

— Une résidente de Louxor ou bien une touriste arrivée à Louxor voilà plus d’un mois, répondit Sethos.

— Un mois ? demandai-je.

— J’ai établi la chronologie, expliqua Sethos avec un sourire condescendant à mon adresse. (Il savait que je ne l’avais pas fait, sans quoi je l’aurais dit.) Martinelli a disparu voilà plus de trois semaines. Accordons à cette femme une semaine environ avant de faire la connaissance de celui-ci. S’il s’agit de la même femme, elle a fait un voyage rapide au Caire en même temps que vous, puis elle est revenue à temps pour préparer le sabotage du bateau de Daoud et pour mettre en scène sa seconde apparition. Il y a toutes les raisons de penser qu’elle est toujours ici.

— Ce qui limite le nombre des suspects, à l’évidence, fit David d’un air pensif. La plupart des touristes ne demeurent ici que quelques jours, et il n’y a pas beaucoup de femmes parmi les résidents de Louxor.

— Et elles ne sont pas jeunes, belles et… euh… aussi avenantes qu’elle l’est certainement, acquiesçai-je. Elle ne peut pas faire partie de ce groupe. Je les connais toutes, et je vous assure que l’une de mes connaissances m’en aurait informée si une nouvelle venue s’était établie ici.

— Elle a raison sur ce point, dit Emerson à la cantonade. Ces femmes sont toujours très promptes à colporter les derniers commérages.

— Néanmoins, nous pouvons toujours prendre des renseignements, dit Sethos. (Il avait profité de ce moment de calme pour vider son assiette, que Fatima remplit aussitôt.) Non, Amelia, pas vous. Une question directe à l’une de vos amies éveillerait la curiosité, et nous devons éviter cela à tout prix. Je vais faire savoir aux dames de la bonne société de Louxor que je suis disponible pour les réceptions mondaines de toutes sortes. Un nouveau visage est toujours le bienvenu, et il n’y a pas un homme qui soit mieux accueilli qu’un célibataire, surtout lorsqu’il représente un bon parti.

— Vous feriez bien de faire quelque chose à votre visage si vous avez l’intention de séduire ces dames, répliquai-je. Cette barbe…

— J’attendais qu’elle ait poussé suffisamment, expliqua Sethos en se caressant le menton. Patience, Amelia. Une fois que je l’aurai rafraîchie et égalisée… et que j’aurai fait quelques autres modifications… vous vous pâmerez d’admiration lorsque vous me verrez.

— Bah ! fit Emerson. Tout ce que vous apprendrez, c’est qu’il y a plusieurs femmes à Louxor – je ne nommerai personne, Peabody – qui ne reculeraient devant rien pour caser leurs filles non mariées. La femme que vous cherchez ne s’approchera jamais de vous.

— Je pense que si, répondit Sethos, et son sourire s’estompa. Tout le monde sait que je suis un ami de M. Cyrus Vandergelt, n’est-ce pas ?

— En somme, dit Ramsès après un moment de silence, vous avez l’intention de servir d’appât.

Maryam poussa un petit cri, et son père se tourna vers elle avec un sourire rassurant.

— C’est absolument sans danger, Maryam. Cela m’étonnerait beaucoup qu’elle essaie le même tour une seconde fois. Si elle le fait, je promets de ne pas l’accompagner dans une ruelle sombre. (Il parcourut du regard le cercle des visages graves et haussa les épaules.) C’est la meilleure piste que nous ayons et nous devons la suivre.

— Ce serait bien si nous parvenions à résoudre cette affaire très vite, dis-je. La période de Noël approche. Je n’ai jamais permis à un criminel de gâcher les fêtes de fin d’année, et je n’ai pas l’intention de commencer maintenant.

— Noël ! s’exclama Emerson, les yeux protubérants. Écoutez, Peabody, je ne me suis jamais opposé aux efforts inutiles que vous dépensez pour ce qui est essentiellement une fête païenne avec des accrétions d’une superstition tout aussi absurde…

— Nous ne pouvons pas décevoir les enfants, déclara Lia. J’avoue que je n’y avais pas beaucoup réfléchi.

— Moi, si, dis-je. Mais nous disposons encore de quelques semaines.

— Il y a une autre question, intervint David en lançant un regard à son beau-père. La Commission Milner doit arriver bientôt en Égypte, et la position britannique est déjà connue. Le protectorat continuera. Zaghlul Pacha a fait savoir que la commission serait boycottée. Il va y avoir des grèves et des manifestations dans tout le pays.

— Comment le sais-tu ? demanda Lia.

— Je lis les journaux, répondit David avec une certaine impatience. J’espère que Sethos a raison, mais j’ai le sentiment que Le Caire va prendre cette explosion à la gare bien plus au sérieux qu’il ne le pense.

— Cela ne nous concerne pas, dit Ramsès en lançant à son ami un regard appuyé. Restez en dehors de tout ça, David. Vous avez promis de ne pas vous en mêler.

— Nous y veillerons, dis-je d’un ton ferme. Bonté divine, nous avons bien assez de préoccupations !

Fatima survint.

— Il y a une patiente pour vous, Nur Misur. Vous désirez l’examiner ?

— Bien sûr, répondit Nefret en se levant.

— Quant à nous, reprenons nos tâches respectives, déclarai-je. Qui vient au Château avec moi ?

— Pas moi, grommela Emerson.

— Personne ne vous le demande, très cher. Réjouissez-vous, nous aurons terminé le travail dans un jour ou deux ! Ensuite nous pourrons poursuivre notre enquête.

— Quelle enquête ?

Emerson repoussa son assiette avec une telle violence qu’elle heurta et renversa un verre. De l’eau se répandit sur la nappe.

— Crénom ! Je suis désolé, Fatima. C’est votre faute, Peabody, votre optimisme à tout crin me rend complètement fou ! Il n’y a aucune enquête à mener. Nous sommes dans une impasse. Vous savez parfaitement que nous ne pouvons rien faire, excepté rester assis les bras croisés et attendre une autre satanée attaque !

— Ce n’est pas tout à fait exact, Radcliffe, intervint Walter en remontant ses lunettes. Le plan de… euh… Sethos…

— … n’aboutira à rien ! gronda Emerson.

Son regard dur alla de l’un de ses frères à l’autre. Sethos eut un sourire satisfait et Walter, qui connaissait Emerson depuis plus longtemps que lui, beurra avec calme un autre morceau de pain grillé.

 

Lorsque j’arrivai au Château, je trouvai Cyrus qui faisait les cent pas dans la salle d’exposition tout en tirant sur sa barbiche. Katherine trottinait à ses côtés, elle lui tapotait l’épaule et émettait des paroles poussives comme « Voyons, Cyrus ! » et « Cyrus, mon ami ! ». Il faisait de grandes enjambées et ma chère Katherine était quelque peu grassouillette. Elle poussa une exclamation de soulagement lorsque ma venue amena Cyrus à faire halte.

— Que se passe-t-il ? demandai-je. Katherine, asseyez-vous, ma chérie, et reprenez haleine.

Cyrus se tourna vers son épouse avec une expression de remords.

— Désolé, Cat. J’étais si énervé que je n’ai pas fait attention.

Il tenait à la main un papier froissé – un télégramme, à en juger par la couleur.

— Est-ce ce qui vous a énervé à ce point ? m’enquis-je. Laissez-moi deviner. Un autre message de M. Lacau ? Que veut-il maintenant ? Tout ?

Cyrus défroissa le télégramme et s’en servit pour éventer son épouse.

— Ce n’est pas aussi catastrophique que cela. Je ne sais pas pourquoi cela m’a rendu aussi furieux. Le ton du télégramme, je suppose. Il a quitté Le Caire hier. Cela a pris vingt-quatre heures pour que le télégramme soit délivré, comme d’habitude. Il pense arriver jeudi et il veut effectuer le chargement en une seule journée. Vous vous rendez compte ! Mais il ne dit pas « j’espère », « j’aimerais », ou « pourriez-vous, s’il vous plaît ». Cela ressemble plutôt à « faites ceci » et « faites cela ».

— Les télégrammes ne sont pas un moyen approprié pour des circonlocutions polies, répliquai-je. Quelle mouche l’a piqué ?

— Il dit quelque chose à ce sujet. (Cyrus lut les mots.) « Rumeurs alarmantes troubles. Stop. Arrivée sans dommage Caire objets très importante. Stop. »

— Je parie qu’il a entendu parler de l’explosion, murmura David. Il sera d’autant plus résolu à quitter Louxor au plus vite.

— Il a le toupet d’insinuer que les objets ne sont pas en sûreté ici, aboya Cyrus. Ils sont plus en sûreté qu’ils ne le seront dans son satané Musée… Oh, bon sang ! Vous ne pensez pas qu’il aurait appris, pour les bijoux volés ?

— Je ne vois pas comment il l’aurait découvert, répondis-je. Il est simplement empressé et trop craintif. De fait, cela ne change rien, Cyrus. Nous allons préparer ses précieux objets façonnés et il pourra les emporter et aller au diable, comme dirait Emerson. Si nous prenons des mesures pour engager des porteurs avant son arrivée, il pourra peut-être effectuer le chargement en une seule journée, en effet.

À midi, nous étions à court de paille et de bourre de coton. Nous avions emballé la plupart des objets de petite taille. Il ne restait plus que les cercueils, les momies et la robe à la garniture de perles.

— Je me demande bien comment nous allons empaqueter cette robe, déclarai-je. J’hésite à la rouler ou à la plier à nouveau, et si nous la fixons avec des épingles pour l’empêcher de bouger durant le transport celles-ci risquent de commettre encore plus de dégâts. David, vous avez une idée ?

— Nous ne pouvons pas faire grand-chose, dit David à regret. (Il épousseta la paille sur sa chemise.) Excepté la mettre dans un drap propre, bien serrée, et envelopper le tout de bandages, avec des couches supplémentaires de bourre au-dessus. Si elle est maniée délicatement…

— Ce ne sera pas le cas, soupirai-je. Ma foi, quand il n’y a pas de remède, il faut se résigner. Nous avons fait de notre mieux. Je pense que nous pouvons terminer demain si nous réussissons à trouver du matériel d’emballage.

— Je vais aller à Louxor, dit David. Il y a bien un marchand que nous n’avons pas encore dévalisé !

— Je vous accompagne ? demandai-je.

— Ce n’est pas nécessaire. J’essaierai de trouver également de la paille propre, pendant que j’y suis.

Il prit sa veste et partit avant que je puisse répondre. Sa hâte et son refus de croiser mon regard m’amenèrent à me demander s’il n’avait pas quelque chose en tête. David agissait rarement en sous-main (à moins qu’il n’y fût incité par Ramsès) mais, à sa manière discrète, il était aussi têtu que mon fils. Malgré ses affirmations, je suspectais qu’il n’avait pas entièrement rompu ses relations avec le mouvement nationaliste, et il était évident que ce dernier incident le préoccupait.

Je courus après lui en l’appelant. Il feignit de ne pas entendre, mais je le rattrapai alors qu’il sellait Asfur.

— Vous allez à la gare, dis-je, à bout de souffle. N’est-ce pas ?

David n’avait jamais été capable de me mentir. On ne peut pas lutter contre une force morale instillée dès la plus tendre enfance. (Le succès avait été moindre avec Ramsès, mais celui-ci était un cas exceptionnel.) David me considéra en s’efforçant de prendre un air sévère, puis il céda, comme j’avais su qu’il le ferait.

— Nom d’un chien, tante Amelia, comment faites-vous ?

— Tout le monde sait à Louxor que je suis une magicienne aux grands pouvoirs, répondis-je avec un sourire.

David ne me retourna pas mon sourire.

— Je veux seulement voir les dégâts par moi-même.

— À quoi bon ? David, n’y allez pas seul, je vous en prie. Emmenez Ramsès ou Emerson avec vous.

— Arracher le Maître des Imprécations à son chantier pour qu’il joue les gardes du corps ? Je suis capable de me débrouiller seul, croyez-moi. Nous sommes à Louxor, pas à Gallipoli.

Je poussai un soupir d’exaspération. L’ego masculin est terriblement agaçant.

— Je n’ai pas envie de me lancer dans une discussion ou dans des explications, David. Faites ce que je vous dis. Ramsès est à la maison, il travaille sur ses ostraca. C’est sur votre route. Et ne pestez pas contre moi ! ajoutai-je en voyant le mot se former sur ses lèvres.

Elles s’incurvèrent en une forme qui était, au moins en partie, causée par l’amusement.

— Très bien, tante Amelia, vous gagnez… comme toujours. Je pense que vous avez terminé ici pour le moment. Voulez-vous que je vous ramène ?

Il se mit en selle et me tendit la main. Je reculai.

— Non, je vous remercie, mon cher garçon. J’ai goûté trop souvent ces instants romantiques mais peu confortables. Dites à Fatima que nous déjeunerons ici. Et mangez quelque chose avant de…

Il m’adressa un large sourire et un simulacre de salut militaire, puis il partit au galop. Je revins sur mes pas d’un air pensif.

 

 

 

Manuscrit H

 

Ramsès aurait dû être ravi d’avoir l’opportunité de travailler sur le matériel écrit, mais il était incapable de s’appliquer. Il savait pourquoi son père n’avait pas exigé sa présence le matin. Ils n’en avaient pas parlé. Ce n’était pas nécessaire. Selim était toujours immobilisé, les enfants étaient vulnérables et, si un ennemi voulait s’introduire dans la maison immense et non gardée, il n’y aurait personne pour l’en empêcher, excepté les femmes et Gargery. Le cher vieux fou était prêt à mourir pour défendre n’importe lequel d’entre eux, mais c’était à peu près tout ce qu’il pouvait faire. S’il ne se blessait pas lui-même d’un coup de feu !

Quand les autres furent partis au Château, Ramsès se promena sans but dans le jardin et arriva finalement à la clinique. La salle d’attente était pleine. La renommée de Nefret s’était répandue, mais les besoins étaient si grands, le manque de soins médicaux décents si criant, que n’importe quel médecin aurait été débordé. Ramsès éprouvait la même rage impuissante que Nefret devait éprouver tous les jours, à chaque heure, lorsqu’il voyait les plaies suppurantes et les yeux chassieux, les jeunes enfants malingres et les ventres gonflés de filles âgées d’une douzaine d’années. L’obstétrique était et serait une part essentielle de l’activité de Nefret.

Nisrin sortit de la salle de chirurgie. Du sang maculait le devant de sa blouse blanche, mais elle l’accueillit avec un sourire imperturbable.

— Désirez-vous voir Nur Misur ? Elle est en train de recoudre son patient.

— Non, je vois qu’elle est très occupée. À moins que je puisse vous aider.

Elle le congédia en affichant l’air condescendant d’une infirmière diplômée face à l’incompétence masculine, et il alla voir comment se portait Selim. Sennia était avec lui. Elle dévorait des pâtisseries au miel et discutait de la Seconde Période intermédiaire. C’était elle qui assurait la majeure partie de la discussion. Elle jeta un regard à Ramsès et dit, la bouche pleine :

— Nous en étions aux Hyksos.

— C’est ce que j’ai entendu, dit Ramsès.

Une patte, griffes sorties, jaillit de sous la chaise de Sennia. Ramsès s’écarta vivement. L’humeur irascible d’Horus ne s’était pas adoucie, mais il était plus lent physiquement.

— Tu es sûre que Selim a envie d’entendre parler des Hyksos ?

Sennia avala sa pâtisserie.

— Il s’intéresse énormément à l’histoire égyptienne. N’est-ce pas, Selim ?

Selim roula les yeux et grimaça un sourire.

— Le Petit Oiseau est un bon maître.

— Je sais également prendre soin des malades, fit Sennia d’un air suffisant.

— Et la nourriture ici est excellente, ajouta Ramsès, comme elle prenait une autre pâtisserie au miel. Vous semblez aller très bien, Selim. Ne le fatigue pas trop, Petit Oiseau.

— J’en ai assez d’être immobilisé dans ce lit, se plaignit Selim. Je vais très bien. Dites à Nur Misur qu’elle doit me permettre de me lever.

Dire à Nefret ce qu’elle devait faire était un sujet qu’il préférait ne pas aborder. Il s’en alla.

Son arrêt suivant fut dans la cour, où les enfants jouaient. Au bout d’un quart d’heure, Fatima le chassa en déclarant qu’ils allaient bientôt déjeuner et qu’il les excitait trop. Les cris de protestation qui le suivirent semblèrent plus véhéments que d’habitude. Au dire de sa mère, les enfants étaient sensibles à l’atmosphère. L’inquiétude des adultes les affectait probablement.

Ayant épuisé toutes les possibilités de distractions, il regagna le cabinet de travail. Il venait de se remettre à la tâche lorsque Gargery entra.

— Ah, vous êtes là, monsieur, dit-il d’un air accusateur. Nous vous avons cherché partout. M. David…

— Vous n’avez pas besoin de m’annoncer, Gargery, dit David.

— Déjeunez-vous ici, monsieur ? Nous ne vous attendions pas. Puis-je savoir…

— Non, rétorqua Ramsès. Filez, Gargery, et dites à Fatima…

— Dites-lui de ne pas se mettre en quatre, intervint David. Un sandwich me suffira.

Gargery « fila » en reniflant. Ramsès se renversa dans sa chaise.

— Puis-je savoir…

— Je me rends à Louxor. Nous sommes à court de bourre de coton et de tissu. Tante Amelia m’a fait promettre de vous emmener. Mais si vous êtes occupé…

Ramsès repoussa les papiers sur la table.

— Vous ne vous en tirerez pas aussi facilement ! Je traduisais le texte de cet horoscope pour Mère. J’étais incapable de concentrer mon attention sur quelque chose de plus difficile. Pourquoi pense-t-elle que je dois vous accompagner ?

— Je vais à la gare.

— Et ?

— Et rien. Je l’espère.

— Vous pensez qu’il y aura du vilain ?

David esquissa un sourire.

— J’ai une prémonition.

C’était davantage qu’un simple pressentiment, c’était le fait de savoir qu’un groupe de personnes désœuvrées pouvait comme un rien se transformer en une meute déchaînée. Une foule allait certainement se former, poussée par la curiosité et l’espoir de grappiller quelque chose. Ramsès se reprocha de ne pas s’être tenu au courant des dernières nouvelles, comme David l’avait fait. La situation était déjà explosive. La moindre provocation, réelle ou imaginaire, pouvait déclencher une émeute.

Et David essaierait d’intervenir. Bon sang, pensa Ramsès, nous n’avons vraiment pas besoin de ça !

— Je viens avec vous, dit-il. Dès que vous serez prêt.

Lorsqu’ils parvinrent à la gare, c’était le début de l’après-midi, et la température avoisinait les quarante degrés. Ils entendirent la clameur au loin.

Un cordon de police maintenait la foule à l’écart de la voie ferrée et de la gare, où plusieurs hommes en kaki montaient la garde autour des décombres. Ceux-ci ignoraient les invectives et les poings levés avec un admirable flegme britannique. Comment les soldats étaient-ils arrivés ici aussi vite, Ramsès l’ignorait. Allenby avait sans doute pris la précaution d’envoyer des colonnes mobiles dans tous les endroits névralgiques. Les policiers indigènes, dans leurs uniformes minables, ne semblaient pas très contents. Nombre d’entre eux partageaient les opinions des manifestants. Quelqu’un brandissait une pancarte qui comportait une description grossière (et mal orthographiée) des Inglizi. Le soleil dardait ses rayons telle une fournaise et la poussière voilait l’air, soulevée par les pieds des manifestants.

— Attendons un moment, dit Ramsès en retenant David avant que celui-ci puisse s’élancer au plus fort de la foule. Ils dépensent leur trop-plein d’énergie. Hé, que se passe-t-il ?

L’homme à qui il s’adressait portait une galabieh en lambeaux et un linge crasseux noué autour de la tête. Il se retourna vers Ramsès avec un grognement, le reconnut et changea son rictus de colère en un sourire propitiatoire.

— Nous voulions seulement prendre le bois brisé, les clous et les briques, Frère des Démons. Quel mal y a-t-il à cela ? Mais ces maudits… euh… les Anglais nous en ont empêché.

— Ils veulent découvrir ce qui a provoqué l’explosion, expliqua David. Vous pourrez emporter tout ce que vous voudrez lorsqu’ils auront terminé. Dites à vos amis de rentrer chez eux.

— Moi ? Vous me prenez peut-être pour un imbécile ? Ils sont très en colère.

— Et ils s’amusent bien, déclara Ramsès en anglais à David. Rien de tel qu’une bonne émeute par une chaude journée pour chasser l’ennui !

— Quelqu’un les harangue, annonça David en essayant de voir au-dessus de la marée de turbans qui s’agitaient, ponctuée d’un fez ici et là.

L’individu n’était pas un grand orateur, mais il était indigné et avait une voix forte. Des mots comme « oppression » et « injustice » – et le nom du patriote exilé Zaghlul – provoquèrent des murmures furieux. David poussa un juron et commença à se frayer un chemin parmi les corps serrés les uns contre les autres.

Ramsès le suivit, poussant encore plus fort et lançant des conseils.

— Rentrez chez vous, idiots ! Partez d’ici ! Pensez à vos femmes et à vos enfants. Vous voulez vous faire tirer dessus ?

Ils le laissèrent passer, et certains suivirent son conseil, mais l’orateur continua de vociférer, et le premier rang de la foule se porta en avant. Les policiers n’étaient pas armés, mais les soldats l’étaient. En espérant qu’aucun d’entre eux ne les prendrait pour des émeutiers, David et lui, Ramsès esquiva les mains d’un homme aux yeux brûlants de rage qui voulait le saisir à la gorge et le fit tomber à terre d’un coup de pied. Les hommes au premier rang étaient les plus courageux, ou les plus stupides, tout bien considéré. David en assomma quelques-uns. Il se battait avec la froide efficacité dont Ramsès se souvenait si bien. Ceux qui se trouvaient le plus près des victimes commencèrent à réfléchir. Ils reculèrent et laissèrent Ramsès et David dans l’espace vide devant les policiers assiégés.

— Où est ce salopard ? demanda David à bout de souffle.

Ramsès supposa qu’il faisait allusion à l’orateur.

— Il s’est évaporé dans la nature, apparemment. Voyons si vous pouvez crier plus fort que lui.

David leva les bras et cria plus fort. Au bout de quelques phrases, la foule se calma pour écouter. Les Égyptiens sont des gens pacifiques, à tout prendre, et ils apprécient un bon discours. Des hochements de tête et des regards penauds accueillirent la harangue passionnée de David. Des mots qui lui venaient du cœur, Ramsès n’en doutait pas.

— La violence vous causera seulement du tort, à vous et à vos familles, mes frères. Dieu n’interdit-il pas de tuer sauf pour se défendre ? Soyez patients. La liberté viendra. Je sais que c’est la vérité. Je me suis battu pour elle et je continuerai de me battre pour elle.

Il fut le héros du moment. Avec l’inconstance des foules, tous se précipitèrent vers lui ; les hommes qui lui avaient résisté quelques instants auparavant essayaient à présent de l’étreindre. Ramsès, qui admettait volontiers qu’il était plus enclin à songer au mal que son ami, avait parcouru d’un regard critique les corps qui se bousculaient et les visages excités. Il vit le bras levé se replier en arrière et se tendre en avant, il vit la pierre voler dans les airs et se jeta sur David. Il réagit une demi-seconde trop tard.

 

***

 

 

Après avoir réfléchi à la question, j’en conclus que nous ferions aussi bien d’arrêter le travail pour aujourd’hui. Rien ne pressait. La plupart des objets les plus précieux avaient été empaquetés. Je n’avais pas encore décidé quoi faire pour la robe ornée de perles et les rouleaux du Livre des Morts. La robe avait souffert depuis que Martinelli l’avait traitée et dépliée. La couleur s’était sensiblement foncée, et le tissu donnait l’impression qu'il allait tomber en miettes au moindre contact. Avec un soupir de regret, j’acceptai ce que j’avais suspecté dès le commencement : nous allions la perdre, malgré tous nos efforts. Alors pourquoi ne pas laisser M. Lacau en supporter l’ultime responsabilité ? S’il exigeait que nous la préparions pour le transport, nous le ferions, ensuite il pourrait s’amuser au Caire à faire le tri entre les perles détachées et les morceaux de lin.

Quant au Livre des Morts, j’espérais convaincre M. Lacau de nous le laisser pour le moment. Assouplir et dérouler le papyrus fragile était une tâche à laquelle Walter excellait tout particulièrement. Je doutais qu’il y eût quelqu’un au Caire qui pût s’en charger aussi bien et, bien sûr, il faisait autorité dans le domaine des textes anciens.

Une fois que je fus arrivée à cette conclusion et que je m’en fus ouverte aux autres, nous fîmes honneur à l’un des excellents déjeuners de Katherine, puis nous nous dispersâmes – Evelyn pour se reposer un peu, Walter pour retrouver son papyrus, et Lia pour rentrer à la maison.

— Où allez-vous ? demanda Cyrus en m’observant mettre mes gants et ajuster mon chapeau.

J’estimai que je pouvais aussi bien lui dire la vérité.

— Je pensais rendre une petite visite à la tombe d’Abdullah avant de rentrer.

— Pas seule, déclara Cyrus, et, d’un geste, il intima au palefrenier de seller Queenie.

— Je ne vois pas pourquoi vous estimez que j’ai besoin d’une escorte, Cyrus. Vous avez laissé Lia partir seule.

— J’ai confiance en elle et je n’ai pas confiance en vous, répondit Cyrus en tirant sur sa barbiche. Est-ce tout ce que vous avez l’intention de faire ? Invoquer Abdullah et lui demander conseil ?

— Nous avons besoin de conseils, vous ne croyez pas ? Je vous certifie que je n’ai aucun autre dessein en vue.

— Néanmoins, je vous accompagne.

Le climat en Égypte est très sec, mais une température de quarante degrés est très élevée, quelle que soit l’humidité. L’ombre fournie par le petit monument fut la bienvenue après notre chevauchée à travers le désert brûlant. Cyrus donna quelques pièces au diligent Abdulrassah et s’assit. Il s’éventa avec son chapeau et regarda poliment ailleurs tandis que je pénétrais dans le tombeau.

Je ne m’agenouillai pas et je ne priai pas à haute voix. M’appuyant contre le mur, je fermai les yeux et je pensai à Abdullah. Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Il n’était jamais venu me voir lorsque j’étais éveillée, et je n’avais aucune raison de supposer qu’il répondrait maintenant à mon appel silencieux. À vrai dire, c’était moins un appel qu’une demande irritée. À quoi bon avoir un informateur dans « l’au-delà » s’il ne pouvait pas ou ne voulait pas me renseigner ?

L’obscurité derrière mes paupières closes était traversée de petits points de couleur, de spirales et de tourbillons de lumière. Les sons s’intensifièrent. Le frottement des sandales d’Abdulrassah, le crissement de son balai, le battement d’ailes d’oiseaux sous le dôme, des voix au loin…

Une main toucha mon épaule. J’ouvris les yeux et j’aperçus le visage de Cyrus tout près du mien.

— Vous oscilliez comme une toupie lorsqu’elle commence à tourner moins vite, dit-il. Qu’essayiez-vous de faire, vous mettre en transe ?

— Se mettre dans un état proche de la transe lorsqu’on est debout n’est pas très judicieux, répondis-je. Non pas que je considère que je sois médium, dans le sens habituel de ce terme.

— Mais vous croyez à vos rêves.

Il m’offrit son bras. Abdulrassah appuya son balai contre le mur et s’assit d’une manière explicite à côté de sa sébile. J’ajoutai quelques pièces et je répondis à la question implicite de Cyrus.

— « Croire » n’est pas tout à fait le terme qui convient. Je les accepte. Je suppose que vous êtes sceptique.

— Certainement pas. (Cyrus m’aida à me mettre en selle.) J’ai observé beaucoup de choses étranges au cours de ma vie et j’aimerais énormément revoir ce cher Abdullah. Avez-vous eu cette chance ?

— Je ne l’ai pas vu, si c’est ce que vous voulez dire. Il m’a semblé… je me trompe peut-être, mais il m’a semblé entendre sa voix. « Vous êtes au point de départ, Sitt. Avancez maintenant et faites attention où vous posez le pied. »

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— J’aimerais bigrement le savoir, Cyrus !

 

Nos efforts pour nous comporter de façon normale à l’heure du thé, dans l’intérêt des enfants, ne furent pas entièrement couronnés de succès. On ne pouvait guère ignorer le pansement sur le front de David. Les autres enfants acceptèrent ses allégations, à savoir que c’était le résultat d’un accident malencontreux, mais David John n’arrêtait pas de déposer des baisers mouillés sur son nez, son front et ses oreilles, et je les attirai pour finir vers leur coin barricadé à l’aide de poignées de petits gâteaux. (Aux grands maux les grands remèdes.) Nous commencions à nous installer lorsque Sethos apparut à la porte et demanda qu’on le laissât entrer. Il avait certainement déjeuné à Louxor, parce qu’il était vêtu d’un élégant costume de tweed tirant sur le vert et portait une cravate de régiment à laquelle il n’avait pas droit, j’en avais la certitude. À présent, la barbe et les cheveux étaient gris fer, et ses traits au délicat modelé avaient retrouvé leurs proportions normales. La seule note discordante était un froncement de sourcils aussi redoutable que celui d’Emerson.

— Bon après-midi, dis-je, et je le fis entrer.

Au lieu de répondre, il posa sur David ce regard menaçant.

— Sapristi, mais que croyiez-vous faire ? demanda-t-il d’un ton vif.

— Vous avez appris ? s’enquit David suavement.

— Bien sûr que j’ai appris ! Tout Louxor est au courant et, demain au plus tard, tout Le Caire saura que vous avez fomenté une émeute aujourd’hui ! Espèce de jeune imbécile !

— Je vous en prie ! m’exclamai-je. Les enfants !

— Il n’a pas fomenté d’émeute, il en a évité une, dit Ramsès en rendant le regard furieux avec des intérêts. Des soldats britanniques étaient présents. Ils l’ont entendu.

— Ils ont entendu un « indigène » qui parlait en arabe, répliqua Sethos en levant les mains. Ils n’ont pas compris un traître mot. Personne ne croira ce que les Égyptiens diront. David était déjà soupçonné de…

— Il essayait de sauver des vies, déclara Lia.

Elle se tenait très droite et ses joues étaient rose vif.

— Je me fiche du tiers comme du quart de ce qu’il essayait de faire. Je me suis démené comme un beau diable pour endormir les soupçons des autorités, mais s’il s’obstine à fourrer son nez dans…

Plusieurs personnes protestèrent avec indignation. La voix d’Emerson était la plus forte et la plus incohérente. Je souris à part moi et demeurai silencieuse. J’avais rarement vu Sethos aussi en colère. C’était une démonstration touchante de sollicitude.

Durant l’accalmie qui suivit la tempête verbale, une voix douce se fit entendre.

— Je vous demande pardon… euh… Sethos…

— Vous êtes de mon avis, Walter. (Quelque peu surpris, mais s’attendant à un soutien, Sethos se tourna vers lui.) Dites à votre gendre emporté de se tenir tranquille.

— Non, je ne le ferai pas.

Nous ayant tous réduits au silence par cette déclaration surprenante, Walter poursuivit de la même voix douce, hésitante.

— Un homme doit suivre sa conscience. J’ai eu tort lorsque j’ai demandé à David d’agir autrement. Sa voix est puissante et prône la retenue et des moyens de protestation pacifiques. Je… euh… je crois à sa cause et je le soutiendrai dans la mesure de mes capacités.

— Humph ! s’exclama Emerson. Bien parlé, Walter.

— Je vous remercie, monsieur, murmura David.

Ses yeux brillaient de larmes, ainsi que ceux d’Evelyn.

— Oh, Père !

Lia vint vers lui et l’embrassa.

— Et puis zut ! (Sethos s’assit et desserra sa cravate.) Je n’avais pas l’intention de provoquer une telle débauche d’émotions ! Si quelqu’un se met à pleurer, je pars immédiatement !

— Personne ne pleurera, affirmai-je en décochant un regard sévère à Maryam qui donnait l’impression de s’apprêter à fondre en larmes. Je suis tout à fait consciente que votre colère était motivée par votre affection pour David, mais elle est quelque peu effrayante pour ceux qui ne sont pas habitués aux éclats qui caractérisent les hommes de la famille.

— En effet, dit Ramsès, toujours froissé par la critique de Sethos à l’égard de son ami. Il serait préférable que vous tentiez d’apprendre ce qui a provoqué cette émeute. Vous affirmez avoir des relations avec les officiers supérieurs des services de renseignements. Ils n’ont pas d’informateurs au sein du mouvement nationaliste ?

— Malheureusement, nous avons perdu nos meilleurs agents lorsque David et vous êtes partis, répondit Sethos. Suggérez-vous que cette émeute a été fomentée par des agitateurs venus de l’extérieur ?

Ramsès ignora le compliment. Il ne tirait aucune fierté de sa maîtrise de l’art du déguisement.

— Je vous dis ce qui s’est passé. J’ai repéré plusieurs étrangers dans la foule. Il m’a semblé reconnaître l’un d’eux. L’homme qui a lancé la pierre. David ?

— Je ne l’ai pas bien vu, admit David. Mais je suppose qu’il aurait pu s’agir de… Vous voulez dire cet individu, François, le garde du corps du garçon ? Mais c’est…

— C’est un apache* de Paris, l’interrompit Ramsès. Du moins, il se bat comme tel. Que savez-vous sur lui, Maryam ?

Elle eut un mouvement de recul et ses mains se portèrent vivement au col de sa robe.

— Rien. Sincèrement. Il était avec le groupe lorsque je suis arrivée. Personne ne m’a jamais dit d’où il venait. Je… j’ai peur de lui. J’ai toujours eu peur de lui.

— Est-ce qu’il vous a… euh… importunée ? demanda Emerson d’un ton féroce.

L’indignation chevaleresque d’Emerson la fit sourire.

— Oh, non, rien de tel ! Je ne parviens pas à croire qu’il soit mêlé à quelque activité politique. Il n’est pas ce genre d’homme. Justin est sa seule cause, si vous préférez. Il le protège de façon fanatique. Mais il nourrit des rancunes. Êtes-vous sûr… (Elle hésita.) Êtes-vous sûr que c’était David qu’il visait lorsqu’il a lancé cette pierre ?

Sa suggestion présentait un certain bon sens, ce que ne faisait pas l’image de François en révolutionnaire. S’il avait été attiré sur les lieux par la curiosité, il avait très bien pu mettre l’occasion à profit pour prendre sa revanche sur quelqu’un qui l’avait blessé dans son amour-propre… et, encore plus irritant pour une personne de son caractère, qui l’avait battu. Ramsès admit qu’il avait simplement supposé que le projectile était destiné à David.

— C’est inadmissible, déclarai-je. Je préférerais n’avoir rien à faire avec aucun d’entre eux, mais si ce Français haineux commence à jeter des objets sur des gens qu’il n’aime pas, on doit l’arrêter à tout prix. Bonté divine, Emerson, vous pourriez être sa prochaine victime !

— Cela me conviendrait à merveille, dit Emerson, et ses orbes bleu saphir flamboyèrent. Je vais rendre une petite visite à la vieille dame, et si jamais je rencontre François…

— Vous ne ferez rien de la sorte, Emerson.

— Mais, Peabody…

— Je lui parlerai, si vous voulez, intervint Maryam timidement. J’avais l’intention d’aller la voir et de vérifier comment allait Justin. C’est le moins que je puisse faire après les avoir quittés sans crier gare.

— Un sentiment très noble, dit Sethos d’un ton affecté. Je viens avec toi, Maryam. La vieille dame me permettra peut-être de lui présenter mes hommages.

— J’en doute fort.

Maryam alla chercher son chapeau et je pris Sethos à part.

— Pourquoi vous sentez-vous obligé de vous moquer d’elle ? Elle fait de son mieux, et vous n’essayez pas du tout d’être… euh…

— Paternel ? proposa Sethos en faisant une moue. J’essaie, Amelia, figurez-vous !

— Vous avez peur de vous autoriser à l’aimer.

Sethos fut sur le point de crier, mais il se maîtrisa.

Il regarda par-dessus son épaule vers les autres et dit, les lèvres serrées :

— Ne faites pas cela, Amelia. Je connais parfaitement mes motivations et mes sentiments. Je n’ai pas besoin que vous me les expliquiez.

Le moment était sans doute mal choisi pour énoncer des principes de psychologie. Je me contentai d’un sourire indulgent et, au bout d’un moment, il ajouta avec irritation :

— Très bien. Je l’emmènerai dîner à Louxor, qu’en pensez-vous ? J’avais l’intention de dîner avec votre amie Mrs Fisher, qui connaît toutes les dames de la région, mais je lui ferai porter des fleurs.

— Ce serait très aimable de votre part, conclus-je.

Immédiatement après le dîner, Emerson alla dans son bureau, soi-disant pour « donner le bon exemple à tout le monde » en mettant à jour son journal de fouilles. Les autres se retirèrent également, bien que probablement sans la moindre intention d’imiter Emerson. L’acte courageux de David et les éloges inattendus de Walter avaient apporté une nouvelle prise de conscience de cette affection qui est trop souvent considérée comme allant de soi. Tandis que Walter emmenait son épouse vers la calèche qui attendait, elle s’agrippait à son bras, et je perçus la fermeté de jadis de la démarche de celui-ci. Lorsque je regagnai le salon après leur avoir dit au revoir, Lia et David étaient déjà partis et Ramsès s’était levé.

— Nous allons vous souhaiter bonne nuit à notre tour, Mère.

— Vous êtes sûr de ne pas vouloir une autre tasse de café ? suggérai-je. Ou bien bavarder un peu ?

— Il a besoin de se reposer. (Nefret prit la main que Ramsès lui tendait et se leva.) Il a eu une journée plutôt longue. Bonne…

— En effet. Je me sens obligée de faire remarquer, Ramsès, que, en prodiguant à David ses éloges parfaitement mérités, nous avons manqué d’égards pour vous. Vous avez évité une grave blessure à David et vous avez mis votre vie en danger, comme vous l’avez toujours fait, au nom de l’amitié et au nom de…

— Épargnez-moi ce discours, Mère ! (Néanmoins, il riait, et il se pencha pour déposer un baiser affectueux sur ma joue.) Vous auriez agi de même, et assurément avec une plus grande efficacité. Une vision fugitive de cette ombrelle et la foule se serait enfuie en hurlant ! Oh, j'allais oublier. J’ai traduit quelques pages de ce papyrus à votre intention. Elles sont sur votre bureau.

— Je vous remercie, mon cher garçon. Nefret, comment se porte Selim ?

— Je passerai le voir avant que nous nous mettions au lit, répondit Nefret affectueusement mais fermement. Bonne nuit, Mère.

J’estimai inutile d’attendre Maryam. Il se trouva tout simplement que j’étais assise sur la véranda et goûtais la paix de la nuit sereine lorsqu’ils revinrent.

— Bonsoir, Amelia, dit Sethos en aidant Maryam à descendre de la calèche. Puisque vous avez veillé en chaperon consciencieux, je ne resterai pas. Bonne nuit, Maryam.

Maryam serait passée par le jardin si je n’avais pas ouvert la porte de façon explicite.

— Asseyez-vous un moment, dis-je d’un ton affable. Avez-vous pris plaisir à votre dîner avec votre père ?

— Oui, c’était très agréable. (Mon attente silencieuse suscita un commentaire supplémentaire.) Je ne m’étais pas rendu compte qu’il était si populaire. Beaucoup de gens se sont arrêtés pour lui parler. L’une de vos amies – Mrs Fisher, il me semble – vous envoie ses amitiés.

— Après qu’il vous a présentée, je présume. Les nouveaux venus à Louxor éveillent toujours un grand intérêt. S’est-elle souvenue qu’elle vous avait rencontrée voilà quelques années, lorsque vous étiez ici avec votre mari ?

— Je la connaissais ? Je ne me rappelle pas. C’était il y a longtemps, et j’ai beaucoup changé depuis lors.

La porte de la maison s’ouvrit et Emerson risqua un coup d’œil au-dehors.

— Que faites-vous ici ? C’est l’heure de… Oh ! Euh… c’est vous, Maryam ? Avez-vous passé une agréable soirée ?

— Oui, monsieur, je vous remercie.

— Et cette canaille de François ? Vous l’avez vu ?

— Oui, tout à fait. Mrs Fitzroyce l’a fait venir dans le salon après que je lui ai dit pour la pierre. Il… je…

— Ne bégayez pas, mon enfant, s’écria Emerson avec entrain. Si jamais il se présente ici, je m’occuperai de lui.

— Il ne viendra pas ici. Elle lui a parlé très sévèrement. Elle a menacé de le renvoyer si jamais il refaisait un geste semblable. C’est la pire punition qui pourrait lui être infligée, être séparé de Justin.

— Néanmoins, nous aurons l’œil sur lui, déclarai-je.

— Ce sera de courte durée, dit Maryam. Ils partent pour Le Caire dans quelques jours. Justin a été souffrant.

 

Emerson avait espéré trouver un prétexte pour se battre avec François, mais les deux jours suivants se passèrent sans le moindre signe de ce dernier, ni de nouveaux ennuis. Le trésor était empaqueté et prêt à partir, excepté les objets que j’avais décidé de laisser, aussi apaisai-je Emerson en lui rendant son équipe et en lui permettant de poursuivre ses fouilles. La découverte de stèles et de ravissantes statuettes votives qui avaient été négligées par de précédents chercheurs lui permit d’attribuer un ensemble de fondations éboulées à un sanctuaire de la XVIIIe dynastie, et Bertie termina son plan du temple d’Amenhotep Ier. Alors qu’il dégageait la cave d’une maison dans le village, Ramsès tomba sur une autre série d’ostraca. Il nous traduisit le texte le plus intéressant au cours du déjeuner.

— Ce texte se range dans la catégorie de ce que l’on pourrait appeler les Lettres aux Morts, expliqua-t-il. Apparemment, il a été écrit par un veuf à son épouse défunte. « À Baketamon au caractère si bienveillant : Que t’ai-je donc fait pour que tu attires le mal sur moi ? Je t’avais prise pour épouse, je ne t’ai pas chassée, je t’ai donné beaucoup de belles choses et, lorsque tu es tombée malade, j’ai demandé au médecin de venir te voir. Je t’ai enveloppée dans du lin délicat et je t’ai offert un bon enterrement, et depuis ce temps je n’ai pas connu d’autre femme, bien qu’il soit normal pour un homme comme moi de le faire. Pourtant tu me tourmentes et tu apportes le mal sur moi ! »

— Est-ce qu’il précise quelle sorte de mal ? s’enquit Nefret, ses bras serrés autour de ses genoux levés.

— Non. Il avait probablement la guigne.

— Et il l’en a rendue responsable, s’écria Lia avec un petit rire. Ne le dites pas, tante Amelia !

— Quoi ? « Voilà comment sont les hommes » ? Des personnes des deux sexes et de toutes les cultures tombent dans cette erreur, admis-je généreusement. C’est réconfortant d’imputer un malheur à une influence démoniaque, car on peut espérer la chasser par des moyens magiques au lieu d’être contraint de l’accepter comme inévitable.

— Ou comme sa propre faute, fit remarquer Lia. Il me semble qu’il n’aurait pas cherché querelle à cette pauvre femme défunte à moins de savoir qu’il avait fait quelque chose pour mériter sa colère. Non pas qu’il l’aurait jamais reconnu.

— Il ne le pouvait pas, dit Ramsès en plaçant avec soin le tesson de poterie dans un casier ouaté. Il dit qu’il va porter plainte contre elle au Tribunal des Dieux. C’est un recours formel. Un document juridique, en quelque sorte.

— Comme d’invoquer le Cinquième Amendement de la Constitution américaine, déclara Bertie avec un grand sourire. On ne pouvait pas s’attendre qu’il dépose contre lui-même.

Emerson, qui n’avait écouté que d’une oreille, ordonna que tout le monde reprît le travail.

Tamiser des débris ne nécessite pas toute votre attention lorsqu’on est aussi expérimentée que moi. Le Lecteur aura sans aucun doute deviné le contenu de mes pensées vagabondes. Des personnes moins perspicaces auraient peut-être été rassurées par la paix relative des derniers jours, sans un seul incident qui pouvait être considéré comme hostile. Pour moi, c’était tout à fait suspect… le calme avant la tempête, l’accalmie avant la bataille. Quelque chose couvait, je le sentais au tréfonds de mon être. Mais bien que j’eusse examiné maintes et maintes fois les faits que nous connaissions, le plan d’ensemble continuait à m’échapper.

Un soir, alors que j’étais seule, sans personne à qui parler, j’allai dans mon bureau exigu. Les travailleurs épuisés s’étaient dispersés. Walter et Evelyn étaient repartis au Château, les autres s’étaient retirés dans leurs chambres respectives, et Emerson se trouvait dans son cabinet de travail. Ma table était couverte de documents, dont mes propres notes de chantier, mais mon attention fut attirée par trois feuilles de papier couvertes du gribouillage emphatique de Ramsès. C’était la traduction d’une partie du papyrus de Walter, le fameux horoscope, qu’il m’avait promise. Je n’avais pas eu le loisir d’y jeter un coup d’œil jusqu’à maintenant.

Cela commençait par cette introduction mémorable concernant « les enfants de l’orage ». Mémorable et apparemment de grande portée mais, tandis que je parcourais les autres pages, je ne notai rien d’intéressant. « C’est le jour où Horus affronte Seth » était suivi de « C’est le jour de la paix entre Horus et Seth ». De façon non surprenante, le premier voulait dire « jour très défavorable », et le second « jour très favorable ». On ne pouvait pas dire raisonnablement que l’un ou l’autre avait un quelconque rapport avec notre situation.

À la réflexion, qu’avais-je donc espéré ? Déchiffrer l’écriture de Ramsès me donnait toujours mal à la tête. Je poussai les feuilles de côté. En dessous, il y avait l’une de mes listes – les noms des femmes avec qui Ramsès avait eu une liaison. Avec un sentiment de culpabilité, je me demandai s’il avait vu cette liste. Il l’avait vue. Au bas de la page, on avait écrit, du même gribouillage emphatique : « Vous devriez avoir honte, Mère ! »

Je commençai à dessiner distraitement sur une feuille de papier vierge. Je ne dessine pas très bien, mais j’ai appris les rudiments, comme tout archéologue doit le faire, et j’avais constaté que cette opération purement automatique favorisait la réflexion. Lorsque les mains sont occupées, l’esprit est libre de vagabonder à sa guise. Je n’avais encore jamais été aussi en peine de trouver une solution à une affaire criminelle.

Je dessinai un petit vase assez réussi, et j’ajoutai quelques éléments de décoration – des fleurs de lotus, un ou deux oiseaux hiéroglyphiques, un scarabée ailé. Ils me firent penser aux bijoux dont nous nous étions parées. La vanité est un péché, mais j’y avais pris autant de plaisir que les autres ! J’essayai, sans beaucoup de succès, de dessiner le bélier à cornes d’Amon qui avait reposé avec un tel poids sur ma poitrine. C’était l’un des ornements les plus modestes, malgré la complexité de l’animal magnifiquement sculpté. La plupart des bijoux égyptiens sont constitués d’éléments différents, comme le pectoral qui avait été volé, avec son scarabée au centre, la rangée de fleurs de lotus en dessous et les deux cobras sur chaque côté. Je les dessinai et j’ajoutai de jolies petites couronnes blanches sur leurs têtes. Tandis que mon crayon se déplaçait au hasard sur la feuille, mon esprit errait de la même façon, maniant les éléments disparates du plan d’ensemble que nous avions tenté d’établir, les arrangeant différemment et les réarrangeant. Abdullah ne m’avait-il pas certifié que le plan d’ensemble était là ? J’étais portée à croire que j’avais vraiment entendu sa voix ce jour-là, car c’était bien d’Abdullah de faire une déclaration équivoque et exaspérante au lieu de me donner une réponse franche. « Vous êtes au commencement… »

Mes doigts serrèrent le crayon si fort que la pointe se cassa. « Cela aussi fait partie du plan d’ensemble », avait-il dit auparavant, alors que nous parlions de son accession au rang de cheikh. Et son tombeau était le commencement… je considérai le dessin inachevé du pectoral, et je compris qu’il y avait un élément que nous n’avions pas envisagé… et une mine d’informations que nous n’avions pas explorée.

Pleine d’inspiration et revivifiée, je me levai d’un bond et je quittai la maison en toute hâte.

On ne répondit pas à mes coups péremptoires pendant un moment, mais j’insistai. Ce fut seulement lorsque Ramsès lui-même ouvrit la porte que je me rendis compte qu’il était très tard.

— Oh, mon Dieu ! dis-je. Est-ce que je vous ai réveillé ?

— Je ne dormais pas. (Il noua la ceinture de sa robe de chambre et se passa la main dans ses cheveux ébouriffés.) Que se passe-t-il ? Entrez et racontez-moi.

— Non, non, je suis désolée de vous avoir dérangé. J’ai juste une question à vous poser.

Lorsque je l’eus posée, ses yeux somnolents s’ouvrirent tout grands et il me regarda bouche bée.

— Je ne me rappelle pas. Pourquoi diable…

— Mais vous avez entendu prononcer le nom de cet endroit ?

— C’est possible. Père le connaît peut-être. Vous le lui avez demandé ?

— Je préfère ne pas aborder ce sujet avec votre père. Essayez de vous rappeler. Je pourrais télégraphier à Thomas Russell, mais le temps est essentiel.

Il secoua la tête.

— Cela remonte à plusieurs années, et je ne comprends pas pourquoi…

— Ma foi, tant pis ! Cela vous reviendra peut-être au cours de la nuit lorsque votre esprit réfléchira à autre chose, dis-je avec bon espoir. La mémoire fonctionne de cette façon. N’hésitez pas à venir me trouver immédiatement, quelle que soit l’heure.

Il était tout à fait éveillé maintenant, mais il avait appris à ne pas s’obstiner à poser des questions auxquelles je n’avais pas l’intention de répondre. Ses lèvres s’incurvèrent en une expression qui était peut-être de l’amusement, mais j’en doutais fort.

— Pour rien au monde je ne voudrais vous réveiller, Mère. Ou vous déranger lorsque votre esprit réfléchit à autre chose.

— Ne vous inquiétez pas pour ça, mon cher garçon. J’ai le sommeil léger.

Il étouffa un bâillement.

— Si vous le dites. Attendez, je vais vous raccompagner jusqu’à la maison.

— Non, je vous remercie, mon chéri. Vous ne devez pas sortir nu-pieds et, le temps que vous trouviez vos chaussures, vous allez réveiller Nefret.

— Elle ne dort pas. Je suppose que vous ne voulez pas que je lui parle de ce sujet, non plus ? Voyons, Mère…

— À plus tard, alors.

Et je partis avant qu’il pût protester.

La plupart des lanternes dans l’allée s’étaient éteintes. Le jardin semblait beaucoup plus sombre maintenant qu’il ne l’avait été lorsque, portée par les ailes de la découverte, je l’avais traversé un peu plus tôt. Quelque chose de plus gros qu’une souris ou une musaraigne produisit un bruissement dans un massif. Je savais que c’était probablement l’un des chats, mais je n’ai pas honte d’avouer que je marchai aussi vite que je le pouvais.

Il était environ trois heures du matin lorsque je fus réveillée par un grattement à la fenêtre. Emerson ne bougea pas. Il est capable de dormir même pendant un orage. Je m’assurai que ma chemise de nuit était décemment boutonnée avant d’aller jusqu’à la fenêtre et de me pencher au-dehors. Nous laissions toujours une lampe allumée dans la cour. À la faveur de sa lumière, je reconnus la haute silhouette de mon fils. Son attitude et sa tête penchée d’un côté indiquaient une certaine contrariété.

— Vous vous êtes rappelé ? chuchotai-je.

— Oui. Cela m’est revenu alors que je pensais à autre chose, ajouta Ramsès en un murmure sans expression. L’endroit se trouve à une cinquantaine de kilomètres à peine au sud d’ici, sur la rive ouest. Je présume que cela ne servirait à rien de vous demander pourquoi…

— Vous connaîtrez la réponse demain. Je veux que vous veniez avec moi. Et ne dites rien à votre père.

— Et à Nefret ?

— Non.

Je jetai un regard par-dessus mon épaule. Emerson s’était tourné sur le côté et marmonnait. Lorsqu’il tend la main vers moi et que je ne suis pas dans le lit, il s’inquiète tout de suite.

— Je vais prendre les dispositions nécessaires, dis-je d’une voix sifflante. Partez maintenant, votre père s’agite.

Emerson se mit sur son séant.

— Peabody ! cria-t-il.

Ramsès disparut au sein de l’obscurité.

 

Filer à l’insu d’Emerson ne fut pas une tâche facile, mais j’y parvins en lui disant qu’il pouvait emmener Lia et David aujourd’hui.

— Ramsès…, commença Emerson.

— Il a promis de terminer une traduction pour moi ce matin, l’interrompis-je. Nous vous rejoindrons plus tard.

Emerson décida sagement de se contenter de ce qu’il avait, et il entraîna Lia et David hors de la maison dès qu’ils eurent fini leur petit déjeuner, de peur que je ne change d’avis. Nefret et Maryam ne s’étaient pas présentées à table. Je supposai que la première était auprès d’un patient et, pour le moment, peu m’importait où se trouvait Maryam, tant qu’elle n’était pas dans mes jambes. Comme moi, Ramsès s’était habillé ainsi qu’il l’aurait fait pour une journée de travail sur le chantier, aussi n’eûmes-nous pas à nous changer. Alors que nous quittions la maison, je choisis une ombrelle particulièrement solide.

Je n’avais pas vu la gare depuis l’explosion et je fus surprise de constater que les dégâts étaient relativement peu importants. L’activité était tout à fait normale. On nous reconnut, bien sûr, et nous fûmes obligés de répondre à un certain nombre de questions amicales et d’écouter les derniers commérages. Le train avait une heure de retard, ce qui n’avait rien d’exceptionnel. C’était un omnibus, avec uniquement des wagons de deuxième et troisième classes. Tandis que Ramsès m’aidait à monter dans l’un des wagons de deuxième classe, j’aperçus une silhouette familière sur le quai. Croisant mon regard, le Dr Khattab ôta vivement son fez, posa une main grassouillette sur son gilet brodé et me salua. J’en conclus qu’il était venu chercher quelqu’un, puisqu’il ne montait pas à bord du train.

Le wagon délabré cahotait et cliquetait sur les rails, et une fine poussière sablonneuse s’engouffrait par la fenêtre ouverte. Ramsès passa un bras ferme autour de mes épaules et me tendit un mouchoir.

— Vous n’avez pas pris votre poignard, dis-je.

— Est-ce que vous vous attendez à du vilain ? Vous auriez dû me prévenir.

— Je ne m’attends pas à du vilain, mais j’aime bien être prête à toute éventualité. Ce n’est pas grave, j’ai ma ceinture à outils et mon ombrelle.

— Cela devrait suffire. Vous avez dit à toutes les personnes qui nous le demandaient où nous allions.

— J’ai également laissé un message pour votre père. Si jamais nous ne revenions pas…

— Crénom, Mère ! (Le train heurta une bosse. Je fus ballottée, et il durcit sa prise.) Je vous demande pardon. Allez-vous vous confier à moi maintenant ?

Dans la froide lumière de la matinée, mon inspiration lumineuse ne brillait pas avec autant d’éclat. Je regrettais presque de perdre toute une journée pour une idée tirée par les cheveux. Et être trimbalée sur cette banquette dure était tout à fait inconfortable.

— Tout deviendra parfaitement clair pour vous en temps utile, dis-je, en espérant que tout le deviendrait également pour moi.

Ramsès proféra un autre juron. Cette fois, il ne s’excusa pas.

 

Vu de loin, le village semblait très pittoresque, niché dans une palmeraie, avec un ravissant petit minaret qui apparaissait entre les branches. Je savais par expérience que, vu de près, l’effet serait moins pittoresque que déplaisant et, alors que nous approchions, le village ne parut guère différent de dizaines d’autres que j’avais vus : les mêmes maisons à toit plat en briques de boue enduites de plâtre, les mêmes poulets et pigeons picotant la terre sous les arbres, la même bande d’enfants se précipitant vers nous la paume tendue et demandant un bakchich, les mêmes femmes vêtues de noir interrompant leur travail qui consistait à broyer du blé ou à pétrir du pain pour nous regarder avec curiosité.

Cependant, tandis que les petits prédateurs s’attroupaient autour de nous, je notai que leurs corps à moitié vêtus (ou entièrement nus) étaient sainement rebondis et que leurs yeux n’étaient pas chassieux. Même les chiens qui nous suivaient furtivement étaient moins efflanqués que la plupart. Il y avait d’autres signes de prospérité : des rangées de jarres à eau aux formes gracieuses cuisaient au soleil devant la maison du potier, plusieurs métiers à tisser étaient installés entre les troncs des palmiers, où des ouvriers s’affairaient. Je laissai Ramsès s’occuper des prédateurs, ce qu’il fit en leur promettant des bakchichs, beaucoup de bakchichs, s’ils nous conduisaient à la maison de l’homme que nous cherchions.

Avant que nous soyons allés bien loin dans la rue étroite, nous aperçûmes un homme qui accourait dans notre direction, les mains ouvertes. Son visage arborait un sourire ravi, comme s’il venait accueillir de vieux amis. Il était jeune et bien bâti, mais était affligé d’un léger embonpoint.

— Que Dieu vous bénisse, Frère des Démons ! cria-t-il en étreignant Ramsès. Soyez le bienvenu. Que c’est bon de vous saluer à nouveau !

— Je vous salue, Musa, répondit Ramsès en se dégageant d’une poussée quelque peu autoritaire. Voici…

— Ah, mais qui ne connaît pas la Sitt Hakim ! (Le gaillard se laissa tomber sur le sol et baisa mes bottes poussiéreuses.) C’est un honneur. Mon maître a appris votre venue, il vous attend avec impatience.

Il chassa notre jeune entourage avec quelques mots. À ma grande surprise, les enfants s’éparpillèrent sans protester. La maison où il nous conduisit était construite en pierre – des pierres probablement chapardées sur des monuments anciens – et entourée d’arbres et d’un ravissant petit jardin. Dans le mandarah, le salon, une pièce agréable meublée de tables basses et d’un divan garni de coussins, el-Gharbi nous attendait.

J’avais entendu parler de lui à maintes reprises, mais c’était la première fois que je le voyais. Au lieu des robes de femme et des bijoux qu’il affectionnait jadis, il portait un simple cafetan de soie bleue et un turban assorti ; son visage noir et potelé, cependant, était maquillé avec soin. Du khôl soulignait ses yeux, ses lèvres et ses joues étaient délicatement carminées avec du henné. Une aura parfumée, douce et subtile, flottait autour de lui.

— Ne vous levez pas, dis-je en l’observant avec une certaine frayeur tandis qu’il se tortillait et se contorsionnait.

J’avais parlé en anglais. Il comprit, mais il répondit en arabe.

— La Sitt Hakim est indulgente. Hélas, je suis vieux et encore plus gros que jadis. (Il frappa dans ses mains, et Musa sortit en trottinant.) Veuillez vous asseoir, poursuivit le proxénète. Nous allons prendre le thé. Vous m’honorez par votre présence, vous et votre illustre fils. Toujours aussi beau, à ce que je vois.

Il décocha une œillade, non pas à moi, mais à Ramsès, lequel répondit d’une voix impassible :

— Et vous êtes toujours aussi prospère. Le village semble florissant.

El-Gharbi roula les yeux et prit un air pieux.

— Je ne puis voir des enfants qui ont faim et des vieillards et des malades que l’on laisse mourir, abandonnés de tous. J’ai aidé. Oui, j’ai aidé un peu. On doit se réconcilier avec Dieu avant la fin et racheter ses péchés.

Aucun de nous deux ne fut assez impoli pour dire qu’il avait une longue liste de péchés à racheter, mais il sut certainement ce que nous pensions. Ses yeux noirs pétillèrent de malice et un rire silencieux secoua son corps obèse.

— N’est-il pas écrit : « Toute personne qui accomplit de bonnes actions et qui croit, homme ou femme, ira en paradis » ?

La citation était exacte, et sa foi n’était pas seulement celle qui donne à entendre qu’il y a un salut pour tout pécheur repentant. Au moins, le Coran exigeait de bonnes actions plutôt qu’un marmonnement de croyance à la dernière seconde.

Musa réapparut avec plusieurs serviteurs apportant des plateaux. Tous étaient des hommes, jeunes et très beaux. Le thé fut servi et du pain fraîchement cuit présenté, tandis qu’el-Gharbi entretenait une conversation polie.

— Et votre charmante épouse va bien ? Que Dieu la protège. Et le Maître des Imprécations ? Ah, comme il a été bienveillant envers moi. L’automobile que j’avais… euh… que je lui avais procurée voilà plusieurs années a donné satisfaction, je présume ? Et les faux papiers ? J’étais si content de lui rendre ces menus services. Que Dieu le protège !

Toute cette comédie était teintée d’un soupçon de parodie, mais cela n’aurait pas été courtois de l’interrompre. Finalement, il m’offrit l’opportunité que j’attendais en nous demandant de rester dîner.

— Musa vous montrera le village. Vous l’admirerez, je pense.

— Vous êtes très aimable, mais je crains qu’il ne nous soit pas possible de rester, dis-je. Nous devons rentrer à Louxor ce soir. Je suis venue pour vous poser une question.

— Une question ? Tout ce trajet pour une seule question ? (Il plaça ses mains potelées sur ses genoux et acquiesça doucement de la tête.) Je vis uniquement pour vous servir, Sitt Hakim. Que voulez-vous demander ?

Maintenant que le moment était arrivé, je dus me forcer à parler. Ramsès m’observait attentivement, ainsi que le proxénète.

— Autrefois, vous nous avez envoyé une mise en garde, déclarai-je. Vous avez dit, si je me souviens bien, que le jeune serpent… euh…

— … a également des crochets à venin. Je me rappelle, Sitt. J’espère que l’avertissement vous est parvenu à temps.

— Cela reste à voir, rétorquai-je en évitant le regard stupéfait de mon fils. Elle habite avec nous maintenant. Je n’ai aucune raison de croire qu’elle nous veut du mal, mais je dois savoir ce qui avait motivé vos paroles. Son mariage avec le gentleman américain s’est mal terminé, et elle est…

— Un mariage ? Un Américain ?

Ses yeux s’agrandirent au point que le khôl se craquela.

— Vous le saviez certainement, affirmai-je. Vous avez la réputation de tout savoir.

— Je le savais. Mais, Sitt Hakim, ce n’était pas de celle-là que je voulais parler. Cela concernait l’autre.

La vengeance d'Hathor
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